Corpus Christi

Corpus Christi

Alexandre Desson


Le travail de Guillaume Delleuse emprunte un vocabulaire bien connu, celui de la photographie argentique en noir et blanc. Son corpus, qui réunit avant tout des images relevant de la street photography et du portrait, semble annoncer un terrain balisé. Certains travaux d’Antoine d’Agata, de Bruce Gilden s’offrent comme modèles d’une photographie héritée de Magnum. Pourtant, un survol des images suffit à déceler qu’il s’y joue autre chose, que l’artiste marseillais tient en propre. Un rapport profond et entêté à la forme, au caché, à la métaphysique et à la théologie qui composent une œuvre étonnamment forte et cohérente. 


La cicatrice est assurément un motif central de l'œuvre de Guillaume Delleuse. Qu’elle soit désignée au sein de l’image ou absente, elle est le lien, la suture qui fait la cohérence immédiatement perceptible de l’ensemble : ce motif éminemment photographique est doté d’une telle puissance qu’une fois exhibé, il sous-tend la contemplation de chaque image. Le monde devient lisible, interprétable en termes de cicatrice : la ride, le tatouage, autres motifs clés du corpus, deviennent des variations de ce thème. Que l’artiste nous montre une peau lisse, et nous ne voyons bientôt qu’une peau absente de marque, offerte à l’imposition d’un glyphe. Néanmoins, ce corpus ne se limite pas à une déclinaison de la cicatrice. C’est plus largement la manière dont le corps est marqué : par la souffrance ou l’extase, par le mode de vie, par le vêtement, par le tatouage ou simplement par la friction du temps. La cicatrice n’est finalement qu’un des aspects de la marque, et le corpus participe d’une esthétique de la trace. Il est plus proche à cet égard de celui de Sophie Ristelhueber, hanté par la question de la ruine, du bâtiment d’abord, du corps ensuite. Les premières images de Guillaume Delleuse étaient d’ailleurs des images d’architecture et l’abandon de cette pratique ne s’explique que par le passage de la façade à la peau. Dans les deux cas, la surface est regardée comme support de marques indicielles mais surtout d’un profond mystère. Cette esthétique de la trace est un rapport au temps et aux traumatismes dont il est porteur, qui est une dimension fondamentale de la photographie. Le symbole de la croix, véritable obsession du photographe, est le rappel constant de cette violence. Chaque cicatrice devient stigmate en renvoyant à l’archétype du sacrifié, du stigmatisé : le Christ. La désignation de la cicatrice, image obsédante du corpus de Guillaume Delleuse, est d’ailleurs un geste évangélique et un poncif de l’iconographie chrétienne. C’est en exhibant ses plaies que le Christ se fait reconnaître de l’apôtre Thomas. C’est encore par une cicatrice qu’Ulysse est reconnu par la vieille Euryclée dans l’Odyssée. Ce rapport étroit entre cicatrice - ainsi que le tatouage - et identification explique que le corpus de l’artiste rappelle parfois la photographie judiciaire ou médico-légale. Bertillonnage non méthodique toutefois, collecté au rythme des rencontres et incapable de soutenir une accusation. La présence insistante de la croix semble rappeler la possibilité d’un salut pour tous. Il est frappant que la photographie de Guillaume Delleuse caresse constamment la dimension métaphysique de l’existence. Beaucoup d’images sont porteuses d’une grande insatisfaction. La désignation des cicatrices ne dit rien des circonstances de leur formation. La croix ne dit rien du salut, n’en rappelle que le symbole. Les personnages qui se succèdent ne sont accompagnés d’aucune légende qui nous permettrait de les identifier, de les classer. 


C’est peut-être la notion de reproduction qui rassemble le mieux le corpus. Qu’il s’agisse de la croix, de l’image du Christ ou de symboles moins connotés, l’artiste désigne constamment leur reproduction à la surface des vêtements ou de la peau. Que devient le support ainsi imprimé? Que recherche le porteur du tatouage? Se fait-il porteur d’un message? Se charge-t-il d’une puissance véhiculée par le symbole? Que signifie la reproduction des signes et quelle conséquence pour l’élément copié? Qu’est-ce qui se perd entre la chose et ses représentations? Comme l’a développé Walter Benjamin dans le plus célèbre de ses essais, la question de la reproductibilité pose immédiatement la question de la sacralité : dans la duplication, la production d’ectypes, s’évanouit l’aura de l’archétype et la dimension rituelle de l'œuvre d’art, la rapprochant ontologiquement de la marchandise. New York, en se focalisant notamment sur les prêcheurs de rue, questionne précisément la communicabilité du sacré dans la capitale économique du monde, au sein du pays où la marchandise a atteint le plus haut degré de sacralité. La question est par ailleurs posée au moyen de la photographie, médium de la reproductibilité par excellence. Cette dimension de la photographie est explorée dans la série intitulée Henri Delleuse. Cette étude sensible de la vieillesse du grand-père de l’artiste, photographe et tireur marseillais renommé devient une série métaphorique et introspective sur la filiation biologique, la filiation professionnelle et la reproduction photographique elle-même.


La question de l’incarnation se pose enfin par une attention constante du travail à la forme et à la position du corps des modèles, à leur hexis corporelle. La manière dont le corps se tient, contient l’intériorité, et la manière dont il est lui-même contenu par le vêtement, sont recueillies dans beaucoup d’images. En théologie, l’incarnation désigne la forme prise par Dieu pour se présenter aux hommes et se trouve au cœur des réflexions sur ce qu’on appelle l’économie christique. Là encore, le travail opère une jonction entre la position corporelle et la doctrine chrétienne de l’incarnation, à ce point qu’il semble être une libre interprétation iconique des réflexions portées par Marie-José Mondzain dans Image, icône, économie (1996). La philosophe y analyse la crise de l’iconoclasme, qui divise partisans et adversaires de la représentation du Christ aux VIIIe et IXe siècles. La singulière teneur du travail de Guillaume Delleuse est

tissée à partir d’obsessions iconiques qui sont aussi, depuis des siècles, des obsessions théologiques. La force de ce travail consiste à travailler sur le religieux à partir du présent, de signes placés à la vue de tous. Par cette teneur de son travail, mais aussi par son attachement au processus argentique, part la plus “physique”, la plus “incarnée” de la photographie, Guillaume Delleuse fait rejoindre son objet et sa méthode. Il réactualise dans l’image, dans la modernité, les mystères de l’incarnation, de la reproduction, de l’empreinte, qui sont à la fois des mystères théologiques et photographiques.